La Soldate Gelée

 Un conte intuitif, écrit d'une traite.




 L’étendard glacé de la soldate. Ses doigts osseux. La petite Janess venait lui apporter tous les ans des fleurs de soleil, dans la plaine où rien ne pousse.

 

Janess venait toutes les semaines depuis le village suspendu jusqu’au champ glacé de la guerre d’antan. Elle revigorait la blancheur de la morte en lui décorant les orifices.

 

Pourquoi un tel amour ?

Janess n’aurait su le dire.

 

Elle conservait en elle cette habitude, puisque c’est le genre de choses que construit une fillette seule, dont les parents sont trop rêveurs pour prendre soin d’elle.

Pour tout dire, elle n’avait jamais compris pourquoi la soldate était la seule morte à l’accueillir sans la juger. Car depuis ses premières explorations du vieux champ de bataille, tous les autres squelettes congelés lui envoyaient des œillades sévères, et des cauchemars la nuit.

 

Mais la soldate à l’étendard, elle, n’avait pas été désobligeante envers la gamine. Son corps percé ne la repoussait pas, et elle semblait, au contraire, heureuse.

 

Tant et si bien que Janess se mit à lui raconter les peintures que faisait son chat avec ses pattes, griffes barbouillées d’aquarelles. Elle lui racontait tout de ses parents. Elle lui disait à quel point ils étaient des menteurs, mais que les gens les adoraient, quand bien même ils ne racontaient que des mensonges.

 

« Peut-être parce qu’ils disent des mensonges avec une voix et des guitares » disait Janess doctement, la bouche pleine de son sandwich.

Et la morte congelée écoutait. Et elle savourait le soleil des fleurs, et la vitalité de la gamine.

 

Un jour, alors que Janess venait au champ de glace, elle découvrit que la pluie, pour la première fois, avait laissé pousser l’herbe au travers de la terre dure.

 

Horrifiée, elle se mit à courir. Courir, courir, courir.

 

La soldate gisait toujours au même endroit, mais son étendard avait perdu son givre.

 

Les orbites de la morte semblaient ailleurs

 

« Mais qu’est-ce qui t’arrive ma copine ! Qu’est-ce qui t’prend ??? Tu ne vas pas me laisser seule, hein ? Tu ne vas pas t’en aller ? »

La morte prononça alors un mot. Mais pas un mot venu des os. Un mot immatériel, un mot camouflé en idée fixe.

 

« Aime ! »

 

Aime ? Tu dérouilles ma pauvre, se dit Janess. Pourquoi je devrais aimer ? Une perte de temps ! C’est aux autres de se bouger un peu ! Depuis que chuis bébé on m’ignore ! T’es gonflée toi aussi ! Toi aussi tu t’en vas ! Toi aussi tu m’abandonnes ! Et ben je te laisserai pas moi, je vais t’emmener au frigo ! Comme ça, plus de mots bizarres !

Comme elle essayait de rassembler les os, la fillette jetait des œillades à la soldate morte, dans l’espoir de susciter une réaction.

 

Mais la défunte n’émettait plus que de la tristesse, tandis que ses restes étaient balancés dans un sac et un chariot. Plus le temps passait, plus Janess ne ressentait rien qui émanait de son amie morte, et la colère vit son emprise croître davantage :

 

Elle balança les derniers os avec fureur, et se hâta sur le chemin du village suspendu.

« Elle est malade, c’est sûr ! » grognait la fillette. Son pas vif faisait chahuter sa charrette à fleurs. Mais la morte demeurait impassible, tandis que son squelette s’éparpillait dans son armure.

 

« Elle ne sait plus ce qu’elle dit. Cette fichue pluie…

Je vais la soigner ! Un bon coup au frigo et hop ! Comme neuve. Il faut juste tenir… »

 

Lorsqu’elle arriva au village, elle ne trouva pas ses parents chez elle et ne fut pas surprise. Mais cela la rendit encore plus en colère !

 

Janess balança tout hors du frigo, et y fourra la morte.

 

Elle passa de longues heures à remettre son amie en place, côte par côte, entre les fers de son armure. Mais la soldate envoyait toujours cette énergie maussade…

« Ça t’arracherait le crâne, un petit merci ? Je t’ai carrément sauvé les os là !!! »

Mais la morte restait muette.

Pendant plusieurs jours, Janess n’alla pas voir la soldate dans le frigidaire. Comme ses parents ne rentraient pas, elle oublia un peu toute prudence et toute envie de la cacher.

 

Autour d’elle, la fillette eut l’impression que le monde devenait plus bizarre, plus amer. Le chat ne venait plus. Les voisins semblaient ne plus la voir.

 

Le boulanger avait des problèmes avec sa femme, et ne pensait plus à lui donner un petit bout de focaccia le midi, avec une petite tape en lui disant « File ! ».

 

Et puis aussi, ses parents ne rentraient vraiment pas.

« Partis pour un festival », lui dirent les commis de mairie.

 

Et dans le frigidaire la morte, elle, ne parlait plus.

Alors Janess se sentit vraiment malheureuse, et n’en pouvait plus de tout ce silence. En contrebas du village, elle vit que la glace avait repris ses droits dans la plaine, et que les cadavres s’étaient recongelés.

 

Janess se sentit bête. Elle alla au frigo, mais n’eut pas le courage de l’ouvrir. Pourtant elle voulait se faire pardonner auprès de son amie la soldate… c’est alors qu’elle se souvint des fleurs de soleil qu’elle avait coutume de lui offrir !

 

Elle fila dans les hauteurs, gravit périlleusement les rocher, jusqu’à la cave où poussaient les fleurs dorées.

 

Mais quelle ne fut pas son horreur de découvrir que les fleurs avaient fané !!!

Pas une ne s’était sauvée… piteusement et en larmes, Janess s’effondra sur le sol, s’endormant finalement de chagrin.

La fillette fit un rêve :

 

Dans ce rêve, revenue à la maison, elle ouvrait le frigo et conversait avec la soldate morte. Sauf que dans le rêve, la soldate était bien en vie !

 

Elle lui disait :

 

« Ma chère Janess, tu t’es plainte de la pluie, mais c’est toi qui en es responsable ! À force de m’amener ton amour et tes fleurs de soleil, toutes les personnes qui étaient mortes durant cette terrible bataille ont pu se détacher de leur souffrance, à tel point que le gel maléfique qui nous clouait sur place a commencé à se lever.

 

Nous commencions à devenirs libres.

 

Mais tu as eu peur Janess, peur de toi, peur d’être seule. Et ta magie d’amour s’est transformée en rage de glace, et c’est pourquoi tout autour de toi semble pire qu’avant.

 

Essaye de pousser un tout petit peu ton cœur hors du chagrin. Tu verras, rien n’est perdu »

Lorsque Janess s’éveilla de son rêve, elle leva le nez et poussa un cri : une unique fleur, toute petite, venait de renaître.

 

Le cœur battant, elle cueillit la fleur et courut vite hors des montagnes, jusqu’à chez elle.

 

Dans le frigo, la morte avait toujours les orbites sans chaleur. Janess ne se laissa pas démonter et lui glissa la fleur dans son armure. Puis elle emporta délicatement le cadavre hors du frigo, jusqu’à la plaine.

 

Il n’avait jamais fait aussi froid dans ce lieu de mort, mais pourtant, la fillette eut l’impression que son amie la soldate rayonnait de nouveau de chaleur. Quand elle réinstalla la morte auprès de son étendard, elle eut l’impression qu’un poids immense l’avait quittée.

 

Très vite, l’atmosphère se réchauffa. Quelques jours plus tard, Janess revint avec plus de fleurs du soleil. Elle en planta même un peu partout à certains endroits, ceux qui étaient devenus un peu moins durs.

Et puis un beau jour, dans la plaine fleurie et glacée, la pluie des âmes se remit à tomber.

Et cette fois, Janess ressentit la joie. Pas la sienne mais celle de la soldate et de ses amis, coincés depuis des lustres dans un monde sans amour.

 

« Aime », lui avait dit la soldate.

Alors Janess s’assît près d’elle, et chanta une berceuse pour la regarder partir.

La soldate avait un sourire doux et invisible tandis que la pluie chaude faisait fondre ses os.

 

« Aime, ma chérie.

Si tu as pu aimer une morte de glace, si tu as pu planter la chaleur dans des champ de douleur et d’acier, alors tu es capable de planter des soleils sous les peaux vivantes. Ne te laisse pas avoir par les indifférences apparentes, et tu verras. Demain, ce sera toi qui recevras le soleil ! »

« Merci pour tout » murmura la petite.

 

En quelques minutes, tout fut inondé d’amour.

 

Il ne restait plus rien dans la plaine. Plus d’armes ni de rouille.

 

Juste des fleurs et des oiseaux.

 

Lorsque Janess rentra enfin au village, le chat vint l’accueillir. Le boulanger et sa femme s’embrassaient en riant et, sur le pas de porte de sa maison, Janess vit ses parents tout sourires, qui lui faisaient de grands signes de main.



FIN


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