Le Printemps des Autres

 

Dino Buzatti : "La balena volante", ex voto (1970)


J’aimerais savoir comment vaincre ma peur, mon incapacité à vivre dans votre monde si propre et décadent. J’aimerais m’abandonner à vos certitudes, à vos lois et visages masqués, à vos peaux numériques. J’aimerais connaître la joie zététique, la certitude matérialiste. L’unique marxisme viable est un nihilisme vaincu par Zarathoustra. J’aimerais être plus juste, plus coupable, plus repenti, plus inclusif, plus militant. Protéger papi-mamie. Le masque remonté sur le nez sur ma tronche en biais. Aller au Cambodge. Aller en Amérique. Aller en Norvège. Créer une start-up éco-responsable. 

Aller au théâtre pour voir une pièce, réalisée avec une réalité multiculturelle. La grande fierté du TNB : enfin une équipe d’enseignant.es à cent pourcent composée de femmes. Ou d’indentifié.es au sexe féminin. Je déraille déjà. Mon texte est déjà à brûler. Pourtant je vous jure. J’aurais aimé me réjouir devant chaque nouvelle lutte. Devant l’art contemporain. Rembarrer les gens qui disent « c’est moche » par : « tu es misomuse. ».

J’aimerais tellement avoir la vision claire. Là, la vérité. Là, les complotistes. Ici vient Darwin ! Ici on se gausse des pauvres gusses coincés dans l’homéopathie mensongère. #NoFakeMeds. #NoFakeThoughts. #BlackLivesMatters.

Certains croiront que ce texte est parodique, mais non. Je vous aurais supplié. Je vous aurais léché les pieds si vous en étiez capables. Capables de m’initier aux joies du bien-être en société. Une place pour chaque chose. Une alimentation en règle. Une pensée hygiénique. Une technologie aimante. Un numérisme transhumain, pour dominer enfin la matière et devenir immortels. Gouvernés par la machine, forte d’un milliard d’esprits éclairés, nous aurions enfin la paix. Des décisions raisonnables, une monarchie sans faille par une seule humanité, reliée par l’algorithme de Musk. L’égalité. Un pas de plus pour la satiété dans le monde. Je pourrai enfin travailler correctement, peut-être devenir capitaine d’industrie, boulanger, même artiste ! Artiste, oui. Mais pas comme maintenant. Un artiste toujours sur le qui-vive. Un artiste qui bouge. Qui se bouge. Un artiste parfaitement consensuel dans sa révolte. Je lirai toujours Damasio, mais je serais enfin en mesure de croire aux îlots qu’il prône. La ZAD serait mon lieu de vie. Cela ne me dérangerait plus d’être en communauté. De contribuer aux « activités ». Réfléchir ensemble. Il ne resterait comme opposition plus que celle entre la bourgeoisie de droite capitaliste et le matérialisme écologique et inclusif en matériaux renouvelés, avec des anarchies contrôlées et des débats quotidiens. Je me déconstruirai enfin, aux côtés de l’amour de ma vie. Je l’écouterai des heures durant parler du racisme systémique. Elle m’accorderait un peu de crédit grâce à mes origines italiennes. Un peu racisé, c’est déjà ça de pris… Oh, bien sûr, je resterai un homme cis, plutôt blanc. Privilégié et de facto oppressif. Mais ça ne serait plus grave, parce que je n’aurais plus peur. Et puis parce qu’au-delà de ça, on pourrait enfin vivre toutes ces petites joies qui m’ont tant manqué… Le réveil à deux dans le lit. Le baiser doux de l’amour partagé. Les voyages en kayak, les sorties à l’opéra, les réunions avec les camarade.es de la Coopérative.

 Je serai en paix dans ma culpabilité. Je deviendrai un rédempteur de torts, mais avec une agressivité toute modérée. Dans les clous. Pour le bien de tous. Je serai utile à la société. Plus besoin de se sentir en danger lorsque l’on évoque les male tears, ou le triomphe du génie lesbien. Tout sera parfait. Ma vie aura un sens, et chaque problème une solution. Une force d’opposition claire. Une vérité sans métaphysique. Juste les rouages de la finance coloniale et aveugle. Un géant aux pieds d’argile. Nous vaincrons ensemble. Usul et AnalGé unis contre la barbarie des fanatiques spiritualistes. Face à eux, juste les arnaques des médiums, escrocs abonnés aux crédules. Ou bien eux-mêmes crédules, arnaqueurs sincères. À la poubelle tout cela ! À l’incinérateur ! Un monde civilisé. Et peut-être un jour, lors de nos vieux jours, l’espace. La première colonie sur Mars. Et notre fille. Pionnière de l’inconnu.

 

J’élargirai enfin mes lectures. Je ne serais plus gêné par le calibrage de Netflix. Des Oscars. Du cinéma indépendant. Tout sera juste et sonnera comme tel. A moi les vrais philosophes, le gai savoir ! A moi les castings multicolores et les répliques pondérées et moralisatrices. Tout cela sera si suave… Je serai en harmonie. Plus de guerre intérieure.

 

Si seulement.

 

Si seulement je n’avais pas grandi dans une famille bouddhisto-judéo-chrétienne.

Si seulement j’avais été populaire à l’école.

Si seulement je n’avais pas vu les esprits.

Si seulement ma main n’avait pas écrit seule des messages sur mes carnets de poésie.

Si seulement je n’avais pas les mauvais biais de confirmation.

Si seulement je n’avais pas parlé aux autres de mes aventures médiumniques.

Si seulement je m’étais vacciné contre la superstition avant de l’acquérir par l’empirisme et l’auto-conviction.

Si seulement j’avais été intelligent ! Si seulement j’avais été compatissant !

Si seulement je n’avais pas été bizarre !

Si seulement j’avais pensé droit, pensé juste.

Si seulement j’avais été libre d’être esclave.

Si seulement j’avais pu être comme toi. Être parfaitement inclus. Être parfaitement complétable.

Si seulement j’étais acceptable. Si seulement j’avais une pensée claire, argumentée, rationalisée !

Pas ce magma arborescent ! Pas ces propos non-sourcés !

 

Si seulement j’avais coché toutes ces cases à tes yeux, alors peut-être, peut-être !

Que ton printemps aurait aussi été le mien.


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