Incipit (Le Nécrocide)


Les personnages du Nécrocide, vus par Alma



Premier chapitre du roman en cours d'écriture, afin de mieux situer les autres textes et contenus du Nécrocide.


I

1
 
Dehors, torse nu et noir, le géant se mit à passer l’éponge sur l’enseigne. Equilibriste, pied tendu. Le tabouret quasi immobile. Il frottait dessus avec du savon couleur mare, grillé par l’effort. C’est qu’il faisait ça tous les jours. Il y tenait. Apparemment un truc familial. Moi, j’étais bien. À l’abri sur une banquette du bar, l’œil tourné vers lui : je mesurais en pensée la température. Il faisait bon dehors, il faisait même pas mal. Mais c’est là que l’humidité coutumière du pays veniva a fregarti. À la mi-octobre, Nantes essuyait les déluges. Les gens s’entassaient dans les gueules du tram, immédiatement avalés par son soupir électrique. Et d’un coup c’est toute la Fnac qui sent le blouson trempé.
J’ai passé en revue les pochettes disques, les livres Blu-ray. De Tarantino à Zola mon cerveau humait du nez, prenait la pose, mais y’avait rien dedans. Sorti du magasin, j’ai piqué un sprint. Enjambée, vol au-dessus de la lignée de rames, petit pas d’entre les flaques. Leste. Serré. Et puis enfin, le Chat Bleu. Ses lanternes rondes de papier, ses urinoirs baroques. Le temps de commander un chocolat, et déjà Gas sortait pour accomplir son vieux rituel. C’est le moment où tu pouvais voir la différence ; entre les habitués et les bleus du Bleu. Jeux de sourcils, murmures, questions, regards. Et quand il enlevait le T-shirt et qu’il prenait le seau, quelques raclements de chaise hésitants accompagnaient son geste. Je dois dire, il s’en foutait. Gaston était le type joyeux. Pour lui, ça faisait aussi partie de l’hommage, comme la pluie sur le torse, comme le vent dans l’omoplate ; tout servait l’acte. Il y avait partout de la gratitude.
Le verre vide, j’ai fait défiler mes messages. En les lisant d’abord pour de faux, je dissipais l’angoisse de leur existence. Derrière le crissement de la télé, quelqu’un chantait. Quand j’ai levé la tête pour voir, quatre paires de bottes s’avancèrent au son de Sultans of Swings, de la porte jusqu’au comptoir. Gaston finissait de s’essuyer le visage. Il les a accueillis d’un sourire, serviette mouillée pendante à l’épaule. Bientôt, les quatre inconnus se faisaient face, placés à une table non loin de la mienne. Ils faisaient un bruit normal, riaient un peu. Et le colosse a déposé les bières. Je me surprenais à les regarder boire, à les observer autant. Deux gars, deux nanas ; des blousons noirs, des sweats amples à capuche qui tirent sur le vert. Une armada de matériel à clopes. Non vraiment, rien d’anormal.
Sauf que c’était toute l’ambiance qui clochait.
Ba-Kraash ! La clameur de la vaisselle brisée. Remontée le long du bar, et bientôt poursuivie par les injures et les applaudissements. Tonalité sarcastique. Le serveur de la table 7, désormais confondu en marmonnements, attrapa distrait le balai qu’on lui avait tendu en tâchant de s’amender pour sa connerie.
Je reportai mon regard sur l’écran-télé. La pluie continuait de battre, Gas avait zappé sur les infos. Une journaliste aseptisée parlait :
« Crise politique. Le Ministère de l’Intérieur a solennellement condamné ce matin les violences urbaines advenues dans la nuit du 9 au 10 à Nantes, ainsi que dans plusieurs arrondissements de la capitale. La ministre Flambergin déplore… »
Les tâches de chocolat dans mon verre. Formation d’une sorte de bas-reliefs. Pendant que leur mère se levait pour aller payer, deux garçons collèrent le front contre la vitre. Absorbés par
« Les agissements dangereux d’une minorité mettent aujourd’hui en péril le bon fonctionnement des institutions. Le syndicat des Polices a porté plainte contre X suite à la mort de deux CRS dans l’exercice de leurs fonctions. Les manifestants n’ont pu être interpellés, mais une enquête est en cours. Un hommage national aux victimes sera rendu lundi, lors d’une cérémonie aux Invalides. Les candidats du premier tour ont été appelés à rejoindre le Président pour cette occasion. Les collègues des victimes… Bruit blanc. Interférence. … une réelle émotion. Une occasion qui déploiera… »
- Salut Corvini, a prononcé la voix dans mon dos.
Voilà. Mon cou durci comme un chêne me faisait mal. Nous avions rejoint l’instant. Vie chienne implacable. Dans les dix dernières minutes s’étaient amoncelés les présages : picotements, gêne, l’envie de chier. L’aigrissement aigu du ventre et l’impression de glue, celle qui vient dans l’angoisse. Est-ce que j’aurais pu me lever ? Partir ? Dire merde ?
Youri Pesquet s’appuyait des deux mains sur les rebords de la table. Je respirais ma sueur. Le temps se dilatait en vagues. Le Chat Bleu allait en s’effaçant, comme si on épurait un décor. Comme si on le transformait en ring. Nous toussotions tous les deux, ce qui était stupide. Car malgré l’épidémie saisonnière, la grippe n’avait pas sa place dans notre silence. Ça faisait juste partie d’un arsenal ordinaire. Un outil parmi tous les vocables de la gêne. Il ne s’agissait maintenant que d’une chose : savoir qui allait prendre l’initiative. L’heure était venue d’échanger des paroles. Lourdes et profondes comme des plaies. On le savait tous les deux, la fuite était impossible, ni même désirable. L’unique destin du bourgeon d’acné putride est celui de voler en éclats : soit par la main de son propriétaire, soit par la maturation de ses entrailles. Voilà pourquoi Youri était venu. Voilà pourquoi, avant même de le voir, je le savais déjà là. Dès que ces gens avaient franchi la porte et posé leurs miches. Dès le moment où les lèvres étaient entrées en crash, en meeting dans les cruches de cervoise. Depuis deux mois je le savais, et je l’avais su. Il y a des gouttes indilatables dans nos océans.
- T’as la tronche d’un hologramme, qu’il m’a dit.
Ça y est. On était partis. La locomotive quittait les docks. Tchou-tchou, roule navire ! Je lui ai souri.
- Merde, mais ça faisait longtemps p’tit suisse ! Regarde-toi, un vrai haleur de la vodka !
- Merci le spaghetti. De la part d’un blé mou, c’est toujours appréciable.
- Quoi, tu les vois pas mes efforts de fou ? Un mois de pompes mon pote !
- Nan, si, j’imagine ! Un vrai dur…
- Haha… salaud ! Je t’envie tu sais ? Les années passent, et t’es toujours aussi fin… Pas croyable.
- Le quinoa, frère, le quinoa…
On a marqué un temps d’arrêt. Très bref. Presque invisible. Le contact passait bien. Vus de loin, on faisait détente, tranquillité, plaisir. Chasse et pêche et gros câlins. Rien que deux amis face à face, grands traders de la boutade, enfin réunis. Mais tous les ingrédients de la montée en diaspora, de la pétarade en couille nous guettaient. Youri en a profité pour commander. Le patron est venu apporter le menu, il m’a demandé si je dînais moi aussi. Mon smart dégainé affichait une heure relativement tardive. Mais je n’avais pas spécialement faim. Au bout du compte, j’ai pris seulement du pain-salade, une quesida des familles. De quoi grignoter. Ses amis à l’autre table ont lorgné de mon côté. J’ai croisé un regard, qui s’est mué en dérobade : on me quadrillait. Bon sang… quelle fatigue ! Forcément, ils s’obsédaient, il leur fallait savoir ! Sous quelle bannière pouvait bien se dresser ma tronche ? Et qu’est-ce que Youri pouvait bien me trouver ? Sur le champ de bataille, il n’y a pas de place pour le trouble, pour le mouton noir sur sa montagne. Où fallait-il me ranger ? En voilà une énigme sphinxière ! L’urgence d’une étiquette était palpable.
J’ai réengagé.
- Alors, qu’est-ce que tu deviens ?
Mais Youri avait d’autres préoccupations. Absorbé dans son menu, il fronçait les sourcils jusqu’au point de non-retour. J’ai éclaté de rire. Au moins là-dessus, le bonhomme n’avait pas changé ! Le temps qu’il se fraie un chemin parmi les différentes options de la carte, j’aurais eu le moyen d’achever mon assiette et de me resservir. Finalement, il a opté pour une formule « Flexi-Croqu’ » plutôt banale. Et nous avons repris le discours.
- Ça chauffe de plus en plus du côté du Tertre, tout un merdier… Tu savais pour la nouvelle loi ?
- Pas vraiment. Enfin si, je crois que j’ai dû voir un de tes posts…
- Effectifs de police augmentés de quarante pour cent, Lionel. Quarante pour cent. Et une nouvelle législation pour ces salauds : pour leurs nouvelles armes.
- Ouais…
- « Ouais » ? Youri commençait à tirer sa tronche des longs couteaux, mauvais signe.
- Écoute…
Avec horreur, rien ne vint. Rien de vrai, rien de pertinent. Il n’y avait rien à écouter, parce qu’il n’y avait rien à dire.
- T’as des nouvelles des gens ?
- Mm-mm.
- Alors ?
Il n’a pas eu le temps de répondre. Le volume de la télé a escaladé l’Everest. Gaston regardait la journaliste recevoir son invité
« Et notre invité de ce soir est LockeNemours, premier androïde de classe Politique à être candidat à l’élection présidentielle. Bonsoir M. Nemours.
- Bonsoir. Je vous en prie, avant de commencer, n’hésitez pas à m’appeler par mon nom de protocole interne, B28, nos échanges n’en seront que facilités.
- Vous refusez donc de porter le nom public donné par vos créateurs ?
- Pas exactement. Mais je sais reconnaître quand l’usage d’un terme ou d’un autre est en mesure de maximiser et de clarifier le discours. Cela vaut également pour mon nom.
- Est-ce un moyen d’écarter votre ascendance artificielle ? De vous rapprocher de la « cause androïde » mise en avant par certains activistes, au détriment de votre parti ?
- Non, non. Pas du tout, madame. Ma candidature est l’essence même de l’efficacité. Ecoutez : nous autres androïdes savons où est notre place. Notre conscience, malgré sa complexité, est un fruit essentiellement mécanique. Et numérique. Il n’y a pas de problèmes d’égo. Je le répète une fois encore, nous sommes dépourvus des passions de type hume. La science-fiction elle aussi doit rester à sa place, car ses récits de révoltes robotiques ne sont finalement que des métaphores, entièrement relatives aux questionnements humains. Nous ne sommes pas humains, nous ne le serons jamais, et nous n’en avons pas le désir ! Nos administrateurs ont œuvré sans relâche à cela. Je suis le fruit du travail de gens conscients, mûrs. Capables. C’est à eux que nous devons notre siècle. Si l’ombre d’un doute subsiste, je me permets de vous renvoyer à la déclaration d’Elon Musk aux Nations Unies, dans les premières décennies du siècle : il s’était opposé avec fermeté au financement de robots-tueurs par le gouvernement norvégien, alerté par les dégâts irréparables que de telles machines pourraient causer à l’humanité. J’aimerais que les Français soient absolument assurés et rassurés à ce sujet. Mes créateurs œuvrent pour le plus grand bien de la société. Savez-vous que mon propre code, ainsi que les détails de ma programmation sont disponibles en open source ? Vous pouvez y accéder dès maintenant sur le site Calico-TeslaCorp. Allez-y ! Vous voyez ? C’est avec humilité que nous existons. Nous sommes des outils conscients de notre tâche. Et notre tâche est notre seule priorité. Si nous nous perdions dans ces questions, ce serait avant tout beaucoup trop de temps perdu pour les Français, qui aujourd’hui attendent une réponse claire et déterminée face à cette nouvelle crise politique, de dimension globale, à laquelle nous devons tous faire face…
- Justement, nous allons y revenir. Mais d’abord M. B28 nous allons nous pencher une nouvelle fois sur votre parcours, « LockeNemours, d’androïde à républicain », un reportage signé Alain Tho et Marise Soral. »

- Tu veux baisser un peu Gas’ ?
C’étaient les potes de Youri. Maussades, irrités. Ils fixaient eux aussi la télé en canidés de faïence. Le patron a haussé les épaules et a carrément éteint le poste. Il savait.
- Les connards…
Je n’avais pas remarqué la pinte d’Edelweiss qui avait rejoint la table. Youri sirotait. L’œil mordant.
- Ils n’ont plus de pudeur, ils ne font même plus mine d’être honnêtes. Regarde-moi ces loques ! Ils cachent leur misère en grandiloquence, en petits mots, en effets graphiques piqués à la meuf météo. Beurk. Des laquais avides de bave. Des chiens-chiens à leurs maîtres… Journalistes ! Des singes. On devrait pouvoir leur retirer ce mot du cerveau, tellement ils le salissent.
J’opinai légèrement du chef. Tant qu’on restait là-dessus, ça pouvait le faire. Quelques clients nous jetaient des regards maintenant, intrigués par les haussements de ton. Tout autour, ça crépitait. La conversation a bifurqué, louvoyant entre petits faits politiques et caprices du temps, et puis les derniers films regardés, la mort de McCartney et l’impression qu’on s’en remettrait jamais. Au moment du dessert, Youri s’enfournait son beignet végan, « les meilleurs de toute la putain de ville » comme il aimait à dire. Entre deux bouchées, il a lâché sans transition :
- Tu te souviens quand on s’était fait Peppers dans la nuit ? Juste après la pièce ?
Ah, mon gars Youri… C’est mignon, j’osais pas. Ouais, bien sûr que je m’en souvenais. Faut savoir, ce truc-là, c’était comme un symbole. Une parole secrète, une évocation de ce qui nous liait lui et moi à cette époque. Un souvenir transfuge. La caresse rassurante du vent dans l’été, la lande, et les menhirs sous les étoiles. Et puis nous, la bande de cinq, livrés au monde comme un cliché américain. Avec par-dessus le ciel, les Beatles et leur musique. Merde ! De nos jours, la nostalgie offrait plus d’ivresse que le vin dans nos caboches. Et plus le temps passait, plus tout ça… plus tout ça devenait de l’absurde. Inutile. Comme essayer de réinjecter l’oxygène dans un cadavre. Quel sens y avait-il à vouloir repeindre une maison morte, et puis des murs qui tombent ? J’appréciais ce qu’il essayait de faire pourtant. Mais en moi-même, je savais depuis longtemps que c’était foutu. J’ai répondu, et nous avons de nouveau évoqué le bon vieux temps. Plus pour la forme, plus pour l’espoir qu’on puisse continuer à faire mine. Juste un peu plus longtemps.
- C’était les beaux jours pas vrai ? Ça sonne con mais…
- Ouais, c’était spécial. Carrément de ton avis ! Faudrait qu’on arrive à se refaire ça un jour…
Vraiment Youri, vraiment ? Tu voudrais ça ? Tu voudrais sincèrement que ça se produise ? Ou toi aussi tu es en train de jouer, dans un inconscient cruel ?
- Totalement ! Bon, on est tous un peu dispatchés, mais ça devrait pouvoir être possible… Toi, moi, Gros Paul et Anne. Peut-être même les Triplés. Et puis Romane.
Quels hypocrites… Tous les deux. La fin confuse de cet échange nous a fait reprendre conscience de la vie du bar. Les raclements de chaises se sont amplifiés comme l’écho dans une grotte. On ne voyait plus la pluie dehors, et la nuit s’annonçait fraîche. Avec trop de nuages et pas de lune. Mais qu’irait-on faire de la lune quand on peut se pleurer l’âme sous les lampadaires ? Sous ces belles lumières d’agrumes ?
Je déraillais. Bouffé par la tristesse jusqu’à l’introspection. On avait bien tenu jusqu’à maintenant, pas de vraie casse et deux-trois mensonges. Un prix qui me paraissait juste. J’ai fait signe à Gas pour l’addition, mais il ne me voyait pas, tout affairé qu’il était à prendre les commandes et à enjamber les tables. Les copains de Youri ont regardé dans notre direction, ils s’impatientaient. Tant pis pour eux. On serait coincés encore un moment. Mon vieux pote Youri Pesquet…. Il était devenu quoi maintenant, une sorte de gourou ? Un chef de bande peut-être. Je ne connaissais pas bien les détails. Depuis dix ans, la guérilla était réelle. Se dresser ou mourir, ou aller se vautrer dans les râles de fumigènes. Ton choix.
- Tu viendras à la manif’ ?
A cet instant, ses traits de visage tenaient du chef-d’œuvre. Dans la dignité froide des pommettes se croisaient les lignes des nobles russes et l’étincelle iroquoise. Assez exceptionnel. Son job d’acteur n’y était pour rien. Il ne s’agissait pas de recycler une émotion figée pour bien paraître. Youri n’avait jamais rien forcé. S’il l’avait voulu, il aurait pu devenir l’étoile montante du marché, de tout le cinéma-pognon. Rien qu’avec sa belle faccina, et son physique élancé de cyprès.
Il avait démissionné d’une sitcom raciste deux ans auparavant. Comme ça, comme un lion. Ça avait même fait son petit scandale à l’époque ! Ça les avait fait stopper la production. Mais depuis, plus rien. Ce n’était plus son sujet, et le monde du spectacle avait fait son temps.
- Lionel…
- Pardon ?
- Je disais, est-ce qu’on te verra après-demain à la manif ? Tu viens ?
- Ecoute Youri, je… Tu sais bien. Tu sais bien ce que j’en pense…
- Ouais… ouais… évidemment.
Ses doigts couraient le long des joues glabres. L’impassibilité laissait place au rictus. Je ne sais pas ce qu’il avait espéré accomplir.
- Youri…
- C’est bon Corvini, c’est bon. On va pas rouvrir les plaies. Oublie. J’espérais juste…
- Oui ? T’espérais quoi ?
- Oh, mais je sais pas ! Allez, laisse tomber.
- Non, attends, franchement vas-y ! Allez, ça m’intéresse, va jusqu’au bout, assume ! Je sais qu’t’en as envie.
- Putain mec ! Calme-toi !
- Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait là moi ? Rien ! Je te demande très calmement de finir tes phrases et vider tes ovaires. C’est tout !
- C’est sexiste.
- Ouais, je sais. Et en plus c’est gratuit. Accouche !
Je n’y voyais plus rien. La colère a tourné d’un coup dans mes tempes. Le sous-entendu de trop : toujours fin, borderline, mais qui réussit systématiquement à te faire sentir sale. Coupable. C’est toujours la saleté qui a le dernier mot. Et lui avait toujours été maître à ce jeu-là.
- T’as toujours été beau causeur Lionel. Pour causer et écrire, rêvasser à tes chansonnettes et t’épancher dessus… Mais le sang des gens ? Hein ? Rien. Rien ne t’intéresse. Tu veux savoir ce que j’espérais ? Que tes mois d’ermite en Italie t’aient frappé au pif comme un météore ! Tu la vois pas la merde qui rampe ? Tout ça, c’est pire que jamais. Le monde crève ! Et toi, tu fuis et tu méprises…
- Ah, alors maintenant c’est moi qui méprise ? Je rêve…
- Bien sûr que tu nous méprises !
Ça y est. Les digues étaient submergées, vaincues. La rancœur jouait cartes sur table, bride abattue après des années de silence. Je n’aurais pas pensé qu’on en viendrait là. Pas aussi sérieusement. Peut-être qu’il aurait encore été temps de tout arrêter, de dire « pardon » ou « je comprends ». Ce serait suffisant, au moins pour endiguer les colères. Parler mieux. Sortir de là de façon plus saine. Mais la vérité bête, c’est que j’avais attendu depuis trop longtemps cet Armageddon. Au fond de moi, j’avais envie que ça pète. Même si ça devait me brûler la figure. L’orgueil d’avoir enfin mon mot à dire. Face à moi, Youri fulminait. Et cette fois, nous étions loin.
- Tu nous méprises parce que nous, nous agissons. Tu nous méprises parce que toi tu as peur. La voilà la vérité ! Tu te chies dessus Lionel, parce que t’as peur des conséquences. Mais tu crois quoi ? Que ça me fait rien ? Moi aussi j’ai peur mec ! Tu saisis ? Mais je me bouge le cul pour que demain l’avenir ait un nom, et pour que ces enfoirés payent. Pour que demain leur tronche racle les pavés. Et s’il te restait juste un peu d’honneur, même une goutte, tu nous rejoindrais.
- Mais vous rejoindre pour quoi ? Pour quoi faire ? Y’aura quoi demain à cette manif’ ?
- La Lutte. La seule qui compte.
Il avait prononcé ces mots de façon si solennelle que mon corps n’a pas pu s’empêcher de frémir.
- Mais voilà Youri, il est là le bordel… La Lutte ! Ta sacro-sainte lutte.
- Tu vois que tu méprises !
J’ai réprimé un rire de dément. La tristesse, la colère, et bientôt l’hystérie. J’ai tout lâché :
- Mais le mépris, le mépris, le mépris ! Et tu crois pas que c’est du mépris de juger les gens sur ce qu’ils bouffent ? Cette haine pure des personnes qui touchent à autre chose que la terrine végétale et les entrecôtes de pois chiche ? Hein ? C’est pas du mépris que de dire « moi je suis vrai parce que je lutte » ? Et puis quoi ? Tu hurles comme un coq H24, tu te pavanes sur les réseaux, grand prince de la vérité, parce que toi, tu es déconstruit. Oh, mais oui monseigneur ! Pardon ! Vous, vous êtes sensible, tellement droit, tellement conscient de la souffrance animale, des pauvres migrants, du statut des femmes : vous, vous savez. Et moi, pauvre vagabond bourgeois égaré, ha ! Je ne fais que trembler de peur à cause de mon ignorance sur la vraie justice, sur la vraie sagesse, faite de véganisme polyamoureux et de lacrymo ! Mais attends, quand même… est-ce que ça ne serait pas le mépris suprême de priver les flics de leur âme, tout ça pour un bout d’uniforme ? Non ? Ah tiens… Bon ben, allons-y alors, soyons sauvages. On s’en fout, c’est pour la Lutte ! Après tout, on peut faire l’impasse sur soi-même si c’est pour la Lutte » ... pas vrai ? A quoi ça nous sert du coup l’introspection ? Déconstruits mon cul ! J’en prends deux comme toi et j’obtiens la même sauce. Exactement la même putain de merde ! Pour un mec libéré, tu récites beaucoup trop de chapelets, Youri ! Elle est où ta liberté quand tu bêles dans la rue ? Elle est où ton illumination quand tu casses les vitrines, quand tu te récites la même histoire d’héroïsme homérique pour te sentir meilleur ? Tu t’es vu ? Et tu viens me parler du mépris ? Hypocrite.
Mon nez a reçu douloureusement la torgnole qui a fusé. Que dire ? Je l’avais méritée. Affalé sur le carrelage, j’ai vu blanc quelques secondes. Mais miraculeusement, après une brève palpation, j’ai pu constater qu’il n’y avait pas de casse. Les sons se mélangeaient confusément dans l’espace du bar, comme s’ils s’unissaient pour former un silence. Une sorte de recueillement étrange. Je distinguais Youri. Ses doigts frappeurs se pliaient dépliaient dans l’odeur de friture. Quelqu’un décidait de cuisiner gros en cuisine. Il avait le regard perdu, posé sur moi. Sans plus.
- Tu me dégoûtes.
L’articulation lui avait coûté beaucoup d’efforts. Je pouvais deviner sa mâchoire serrée comme une enclume. Ses protégés l’ont entouré, achevant l’impression de mauvais western. Je n’ai pas répondu. Tant bien que mal, je me suis hissé sur mes pieds. En trébuchant. La rage commençait à refluer. Et il ne restait plus que la honte.
- C’est à cause de gens comme toi que rien ne change. Tu resteras un mouton de l’Histoire, Lionel. Quoi que tu penses. Mais tu sais, jusqu’à maintenant, ça ne me posait aucun problème ! On pouvait toujours rester potes… Par contre, jamais, jamais je n’aurais cru que tu étais capable d’être aussi mesquin, aussi pourri. Un connard en fait. Le pur fruit inconscient du patriarcat. Un petit privilégié aveugle, égoïste, aigri par sa lâcheté et ses habitudes. En fait, ça ne m’étonne même pas que Romane…
- Ta gueule.
Sur ce, Gaston a déboulé pour me retenir. D’un geste sec, il m’a planté d’un regard qui disait « tu te calmes. ». Incrédule, je réalisais lentement : ma première rixe de bar, baptême de sang et de poing. Je venais de la vivre. Une donnée absurde. J’aperçus une fourmi pas si grosse qui se noyait dans la flaque déposée sur le carrelage. Je saignais. Des gouttes perlaient depuis l’embouchure des narines. Tandis que le rouge envahissait mon mouchoir de fortune, Gas lança un sermon. Bref et rude, mais cazzo ! Jamais je n’avais vu le patron aussi en colère. Et il nous demandait à l’un et l’autre de vider les lieux. « Laisse ! », je lui ai dit. En lui roulant un billet de dix dans la poche kangourou de sa veste, j’ai répété plusieurs fois :« C’est moi, c’est moi qui ai commencé, c’est moi. Je m’en vais. Laisse-les donc finir leurs bières. Je suis désolé. »
Le boss du Matou Bleu m’a jaugé sans rien dire, puis s’est détourné. J’avais cassé l’ambiance dans son bar tranquille, c’était dur à assumer. Les lorgnades sidérées des clients m’ont suivi et hanté jusqu’à la porte. Personne n’avait saisi ce qui venait d’advenir. Normal : mieux valait qu’ils gardent en mémoire une simple bagarre d’avinés. Une bacchusserie de plus à oublier. Avant de sortir, j’ai regardé une dernière fois Youri. Comme une statue. Pareil au granit, dur, droit, digne. Il attendait mon départ. Gas essuyait déjà les traces de sang près de ses pieds.
- Bonne chance, Youri… Et va te faire foutre.
J’ai tourné les talons, et poussé la porte dans la nuit noire.

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