Sos ojos de sa jana (les yeux de la fée)

L’action se déroule en Sardaigne, quelque part dans les années 50. Surprotégé par ses parents, Raffà Angiargiù n’a jamais vu la mer. Un jour, il réussit à fuguer à bord de la camionette du poissonier du village. Maintenant, le voilà sur les dunes, à deux pas du rivage…

Il fut pris de frissons rien qu’à l’entendre. Engoncé dans son manteau de fourrure, il avança sur la dune. Presque en roulant. Les rugissements marins l’acclamaient, le suppliaient d’aller de l’avant, de les découvrir enfin. Mais le sable s’insinuait sans cesse dans ses chaussures trop grandes, et à force de tomber, Raffà fut bientôt obligé d’avancer à quatre pattes. Rampant et crachant, il continua à se hisser. Ses mains se perdaient dans les coquillages et les crottes, déterrant ça et là les cartouches d’une chasse perdue. Il sentait sa sueur cavaler en sens inverse. Il se demanda si les sangliers trouvaient aussi un peu de paix à longer les bords de mer.

Le garçon tremblait d’excitation. Plus que quelques centimètres !

Au moment fatidique, quelque chose se mit à changer. Un voile noir s’interposa entre Raffà et la mer. Affalé dans le sable, le garçon voyait pourtant encore danser le soleil, arrivant de tous les côtés.

« Le manteau, le bonnet, la cagoule, la fourrure… c’est pour se protéger du chaud, hein ? »

La voix était propre de toute ironie. Une chose qui surprit beaucoup le fugitif.

« Euh… Pas vraiment, répondit-il.

- Ah. »

La clameur des vagues recouvrit le silence. Le garçon attendit qu’il se passe quelque chose. Il ne se passa rien, et cela le vexa un peu. Avec difficulté, il entreprit de relever sa masse rembourrée. Le drapé sombre avait disparu. A sa place, enfin, s’étendait la mer.

Une procession de frissons gambergea sous sa peau, ne le quittant plus. L’étendue salée venait d’émerger dans son réel, fracassant la pauvre tâche bleue des manuels de géographie. Elle ne ressemblait en rien à une pastille. Avec ses bras innombrables, son arabesque perpétuelle de mouvements : la mer vivait. Elle vivait jusque dans le souffle ému du garçon, dans cette odeur douce et totale du sel, des pins, de la chaleur. Dans les yeux de Raffà, des larmes simples. Trop grosses pour couler.

Une paire de jambes traversa son champ de vision. Juste comme ça. Avec des pieds qui pointaient vers le ciel.

« Tu sais faire la roue ? demanda la voix.

- Non, répondit Raffà.

- Et le poirier ?

- Non plus.

- Ah. »

Il y eu un temps étrange, dans lequel les pieds dressés restèrent immobiles et la voix ne parla pas. Le garçon de Villacidro tenait la bouche ouverte, un peu en cul de poule, en cul entre deux chaises. Son regard se décida à descendre le long des jambes brunes : et au bout de ces jambes il y avait une fillette. Sa peau était vêtue d’une robe de soie sauvage, de la couleur d’une nocturne.

« Et… en quoi c’est important de savoir faire le poirier ET la roue ? » finit par demander Raffà.

Il se sentait de plus en plus vexé par toutes ces questions bizarres, sans compter que chacune de ses réponses le faisait passer pour un débile. La fille arqua son dos, commença à redéployer ses membres dans la configuration normale de l’espèce humaine. Son regard verdoyait comme la mousse des hauts plateaux.

« C’est important en général. Mais là maintenant, encore plus. J’ai besoin de quelqu’un pour m’aider à rassembler quelques trucs, d’un type rapide comme la rivière. Et qui soit plus rusé que le Maskinganna. »

Raffà ricana.

« Mon maître dit que le Maskinganna n’est qu’un mensonge pour effrayer les enfants et les simples. »

La fille sembla songeuse.

« Dans le cas où tu le rencontrerais, dit-elle, évite de lui dire ça. Je pense que ça lui ferait de la peine. »

Elle avait de nouveau employé un ton simple et sincère, sans sarcasme. A cause de ça, le garçon sentait monter en lui la colère. Cette fille était bizarre, plus bizarre que toutes les filles de l’école. Elle se permettait de lui parler d’une façon étrange. Ça lui foutait les jetons.

Maintenant, elle lui tournait le dos et avançait vers la mer.

« Tu es engagé ! cria-t-elle.

- Quoi ? »

Elle ne se répéta pas, laissant Raffà en queue de poisson.

« Hé, attends ! »

Il cavala jusqu’à elle. Sa transpiration avait commencé à attaquer la peau. Il pouvait sentir les sillons de douleur sous ses aisselles, ainsi qu’entre ses cuisses. Accroupie près de l’écume, la fille dessinait dans le sable. Des figures rapides, mouillées et éphémères.

En soufflant, il essaya de parler.

« Engagé… Ça veut dire quoi je suis engagé ? »

La fille le regarda. Le regard disait « A ton avis ? »

« Mais… euh… ». Son barbotement s’effondra, devenu inaudible.

Du coin de l’œil, Raffà vit quelque chose éclabousser l’horizon. Dans le remous marin, il contempla distinctement une créature. Un dos luisant en forme de pyramide.

Tout troublé, écrasé entre l’émerveillement et l’être agacé, il tenta de reprendre le contrôle de ses mots. La fillette s’était redressée et attendait, bras croisés sur la poitrine.

« Mais je ne sais pas faire le poirier… je croyais que c’était important, non ? D’être rapide ?

- Même une tortue est rapide, quand c’est elle qui gagne la course. Tu feras l’affaire. »

D’un geste sec, elle porta la main à son manteau et en défit les boutons.

« Enlève ta carapace, t’iras plus vite.

- Papa dit que je risque d’attraper la goutte, j’vais pas faire ça c’est dangereux ! »

Elle haussa les épaules.

« T’es déjà trempé, non ? Qu’est-ce que ça change ? »

Il resta silencieux. La fillette fit un mouvement pour partir puis se ravisa.

« Tu t’appelles comment ?

- Raffà Angiargiù. »

Le garçon déglutit. La question retour fut poussée du bout du bout du souffle.

« Et toi ?

- Jana, dit-elle. Jana, et c’est tout. »

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