Récits de la Fissure (Exofiction)




D’abord l’angoisse.
Un mouvement double, quelque part dans l’obscurité où personne ne dit rien. A la fois ténèbres et non-ténèbres. Une pureté du vide. Plus de forme, plus de masse, plus de contraste, plus de couleur, plus d’intentions, plus d’informations. C’est l’uniformité privée de mythes, sevrée de noms. Peut-être pas de l’angoisse finalement. C’est peut-être juste un truc qui part, qui glisse lentement. Déjà loin…
Et puis d’un coup, le bourdonnement : sourd, constant. Défigurant sans crier gare. Un nouveau mouvement, chevauché par l’angoisse. La nouvelle, la vraie, la plus grande ! Plus grande parce soudain la conscience palpite, elle est faible et confuse, mais elle palpite. Et comme elle palpite, tout suffoque. Ça ne s’arrête pas là, puisque le Temps lui aussi se réinvite. Il passe par la chatière, gros lard dans le groin, comme un baiser brutal que l’on plaque. C’est un horrible resurgissement : de nouveau un « je », de nouveau un « quand ».
Et puis là le néant. Tout autour. Le néant qui EST, mais qui ne devrait pas.
Tout panique. Le noir est toujours aussi noir et lumineux, et la souffrance fait figure de bois qui crame. La temporalité se referme comme un piège sur l’âme qui a dit « je ». Le sujet sans images ne peut supporter sa conscience de lui.
Et tandis que tout souffre, trois néons apparaissent dans le lointain.




I



La table a émis un grincement de western.
Paolo Villaggio sifflote dans ses bajoues un air déstructuré. Peut-être à l’adresse de ses compagnons, peut-être à la bouteille qui oscille, juste là, entre les regards serrés des trois hommes. La chaise roulante de Franz s’active d’avant en arrière. Tout le monde sait que Franz n’est pas paralysé des deux mains, et que sa papatte restante conjugue l’adresse manuelle avec le caractère sublime du calligraphe.

« C’est fou tous ces talents qu’on récolte à force de s’astiquer la pine. » remarque gravement Fabrizio.

Pouffement étouffé et colérique de l’handicapé. Son doigt entraîné a fendu l’air pour se déployer, formant à sa face le geste de suprême mépris. En haussant les épaules Faber s’est avachi un peu plus sur son coin de table, débectant par lassitude une série de bruits de bouche.
Villaggio s’empare d’un air bourré et solennel,
« Les gars, on vient de siffler notre dernière bouteille ». La phrase tombe dans un assentiment bourru, mais silencieux. Les minutes passent, si jamais l’on peut dire que ces minutes ont bien une valeur dans l’Au-delà. Plusieurs pseudo-érudits s’affrontent encore dans les bidonvilles de la Cité, s’écharpant avec violence sur la possibilité ou pas de porter des montres. Tout est bon pour échapper à l’ennui. Les Bienfaiteurs ont beau faire et donner tout ce qu’ils peuvent, la motivation semble être la seule chose insaisissable. Même au sein de cet énorme prodige qu’est La Fissure.
À ce moment un feulement se fait entendre contre la fenêtre. Frissonnement de ventre général. Les trois amis se regardent, hésitants. Feulement.
« Qui c’est ? » gueule Paolo depuis sa chaise. Pas de réponse. Fabrizio s’approche de la poignée… Tout de suite, une réplique affreuse du bruit se ramène, et l’homme irrité pousse avec une force excessive les volets vers l’extérieur : c’est à peine s’il a le temps de voir un gros matou chuter dans la rue en contrebas, dans un « miaou » très long, surpris et désespéré. Les pavés baignés par les néons engloutissent la créature, probablement déjà piétinée par la masse éternelle des passants. « Bon débarras ! »
Cependant il s’aperçoit qu’une deuxième forme, noire et bien plus petite, demeure sur le rebord. En la prenant dans sa main, le contact visqueux l’électrocute, et De André pousse un hululent bien trop aigu pour homme de son âge. « C’est un putain de rat ! »
Les autres n’ont pas beaucoup réagi. Ils ont juste une vague mine, expirante de dégout. Peu à peu, l’appartement retrouve son calme. Fenêtre toujours ouverte. Rat toujours mort.
La cacophonie de la cité joue sa partition en free jazz alcoolique. Fabrizio bloque un peu sur le rongeur. Sa tronche mi- ennuyée mi- malicieuse se tourne vers Franz.
« J’te parie ta fiole mémorielle que je mange ce rat. »
Franz a les yeux comme un sac de billes mais c’est à peine si sa lèvre remue. Lentement, il plonge dans sa poche sans quitter Faber du regard. Il sort son minuscule flacon et le claque semi-violemment sur la table ; une octave cristalline en réchappe. Fabrizio grogne et sourit de toutes ses dents. Il a l’air d’un matamore maintenant, coincé tout preux qu’il est dans un slip bigarré d’arlequin. Il soupire. Il se penche ! Le ventre du rongeur lui semble désormais plus gros, et son nez en frôle les plus hauts poils. Après une deuxième édition de soupirs, l’acte. Il le fait ! Il le fait vraiment ! Choc contact charnu de la dent contre le poil de cul d’égout. Poinçonnage, pénétration dans le rouge, goût qui saigne plus qu’il ne le devrait : amarrage. Et il remonte ! Le bout de rongeur coincé dans l’antibouche. De André gémit, mais il ne recrache pas… pas encore… pas du tout. La viande a quitté le vestibule, droit dans la panse du monstre.
Franz demeure bouche bée. Paolo pleure de rire.
Avec un hoquet, Fabrizio ramasse le rat le plus tranquillement possible, puis le fourre dans la poche de son jeans. Sa petite tête crevée ressort et ballotte contre sa cuisse. Il déclare à Franz :
« Ecoute vieux, si ça t’emmerde pas je l’emmène. Là, je n’ai pas envie de le finir. Plus très faim. J’garde ça au chaud pour tantôt ».
D’un geste maladroit, il s’empare aussi de la petite fiole avant de disparaître vers les escaliers. Paolo essuie ses larmes sans cesser de se marrer. Et pendant qu’il prend congé de Franz, de la fenêtre montent d’interminables borborygmes de vomi.




II






« Fixe l’effigie.
- Prononce ton nom. »

Ils ont le nez lisse, leurs deux bouches sont accordées comme des violons. Emergés du noir, ils occupent maintenant tout l’espace. Un cortège de lucioles dopées aux néons encadre leurs joues. Les cartes du néant sont rebattues. La panique de l’âme solitaire s’est stabilisée : toute son énergie se focalise sur les visages, siamois jusqu’aux iris.

« Ame perdue…
- Fixe l’effigie…
- Et prononce ton nom. »

Une figurine d’osier s’est mise à flotter. Petite, grande, changeante. Elle ne ressemble à rien. Et pourtant, ses entrelacs semblent doués de paroles diverses, des paroles fleuves reliées à un éboulement. A un océan d’images. L’entité frissonne, elle commence à se sentir différente. La sculpture de bois lui semble désormais plus familière ! Les tiges brunes s’écartent pour lui faire entrevoir le profil d’une fille. Jeune, mais plus assez pour l’enfance. Des yeux immenses et puis un corps qui bouge. Ce corps n’est pas comme les autres : suffisamment vif pour conquérir le ciel, il semble terrorisé par la gravité, par le sol aimanté qui le réclame comme trophée. L’âme errante contemple son corps et se reconnait. Une conscience affleure, celle d’une bouche. Une bouche séchée comme un ingrédient de sorcière, mais une bouche pleine d’une voix retrouvée.

« Chiara »

Les visages jumeaux se mettent à trembler. La figurine disparaît, perdue dans ce rugissement qui secoue l’existence. C’est comme un big-bang fadasse qu’on placerait dans la pâte à modeler. Soudain, Chiara sent le poids. Elle sent son corps, ses mains, sa poitrine écrasée, ses orteils incertains. Quatre murs ont cerné son champ de vision. Elle hoquète de surprise, perturbée par ce retour au tangible, à la matière. Ce retour aux sens du primate. Des murs ! Enfin, après toutes ces ténèbres, une représentation ! Une image visible et compréhensible. La pièce est neutre, comprenant juste une chaise. Ou plutôt un hybride entre chaise et canapé.

Et puis deux créatures.
La surface de leurs crânes donne une impression humanoïde, de même que l’emplacement approximatif des membres. Leur regard est profond, mais luit comme du vernis. Ils se tiennent par la main. Frères terribles, doux comme la soie ; ils ne cillent pas un instant. Ils n’ont même pas de paupières.


« Bienvenue, Chiara.
- Tu es en sécurité. »

La fille a les lèvres cousues. Pour l’instant, elle n’est qu’un regard.

« Nous sommes Angra…
- Et Mainyu.
- Les alliés des Maîtres.
- Tu vas devoir écouter une histoire,
- Une histoire importante
- Pour tout comprendre.
- Ecoute. »

   A ce moment, les voix hermaphrodites se mêlent en chœur. Les quatre murs tombent, sans bruit, révélant une cité étrange, blafarde. Chiara a compris qu’elle se trouvait assise sur une sorte de place principale : tout autour s’étale une myriade d’appartements, pour la plupart délabrés, entassés les uns sur les autres comme de pauvres sardines. Elle lève les yeux, mais ne voit pas le ciel. Elle ne voit pas non plus ce noir absolu, déjà trop familier. Juste une structure d’acier ou de pierre, un dôme formé par une prouesse inexplicable englobant toute la cité. Tel un arc en ciel, la ville semblait échapper aux confins du regard, donnant une fausse impression de proximité. Tandis qu’elle s’effrite les yeux sur cet univers absurde, les paroles des jumeaux retombent comme des hallebardes.


« Parmi ceux qui t’ont précédée, des hommes sages, des hommes savants et courageux, ont lutté contre la nature-même de ce néant. Ils ont consumé presque toute leur énergie, écumé durant des éons l’inexistence. D’abord seuls. Et puis, en meute. Durant leur vie sur Terre, certains d’entre eux avaient découvert ou appris depuis l’enfance des mots sacrés. Et quand, dans cet au-delà, ils se sont retrouvés et sont devenus foule, leur force de volonté, alliée aux mots de bien, a fait émerger du grand noir une fissure : une arme prodigieuse en vérité, nous permettant de modeler notre réel, bien qu’aux prix de grands sacrifices énergétiques et d’efforts. Ils donc ont bâti cette ville à partir de la Fissure, comme l’on puiserait lentement l’eau d’un puits, défiant la nature même de la mort. Aujourd’hui, ils appellent à eux toutes les âmes. Les cœurs courageux tels que toi, Chiara. Ils ont besoin de ton aide, car c’est seulement ensemble que nous agrandirons la Fissure. C’est n’est qu’ensemble que nous vaincrons le Néant, pour retourner ensuite en vainqueurs triomphants sur la Terre. Alors nous serons accueillis en héros, nous aurons instauré un cycle vertueux et balayé les mensonges qui gangrènent le monde. Plus personne ne souffrira. Nous serons immortels ! Une fois la mort vaincue, nous coloniserons le Néant. Il n’y aura plus de faim ou de pauvreté, nous circulerons libres parmi les enfers.
Mais en attendant, tu dois savoir que la vie ici est on ne peut plus rude. Les Maîtres font tout ce qu’ils peuvent pour aider, mais les âmes sont nombreuses et le travail à la Fissure les occupe en permanence. Le Néant nous happe. Même ici, entre ces murs, il ronge nos forces. Tu as dû remarquer, à présent, ta confusion. Ta difficulté à te souvenir de toi. C’est tout à fait normal. Les ténèbres pèsent sur nos âmes, elles essayent de vaincre tes résistances. De temps à autre, hors de la Cité, tu apercevras des spectres affamés, des âmes qui ont cédé aux forces du Rien. Ils te promettront de t’emmener ailleurs, vers un endroit lumineux et féérique. Ne te laisse pas avoir ! Tu as vu cet endroit, tu sais à quel point les fantasmes des religieux nous ont induit en erreur. Si tu leur cèdes, ils te dévoreront. Et tu deviendras l’un d’entre eux.
Les Maîtres peuvent t’aider, ils peuvent te restituer une partie de ta mémoire. Mais pour cela, il va falloir les aider Chiara, et aider toutes les autres âmes vivant ici. Deviens une citoyenne, rejoins la lutte pour notre évasion. Trouve un travail pour sustenter la cité, et ainsi tu te nourriras toi-même. Et surtout, va aux Tribunes. Aux Tribunes, on t’instruira aux mots sacrés. Et tu pourras les réciter, offrant ta force vitale aux Maîtres. Plus tu donneras ta force, plus les Maîtres s’occuperont facilement de la reconstruction de ta mémoire, et plus ils auront d’énergie pour agrandir la Fissure. Il n’y a pas d’alternative. Nous devons sauver tout ce monde, nous devons changer à jamais le principe-même de l’existence. Et chacun doit faire sa part. »


Le ronflement maritime de leurs phrases s’est éteint. Simultanément. Chiara regarde les passants, qui eux semblent incapables de la voir. Les jumeaux attendent. Elle sent bien qu’elle doit dire quelque chose, mais n’est pas sûre de le vouloir. Finalement, elle se laisse aller à sa curiosité, totalement neutre :

« Où se trouvent les Maîtres ? »

Les créatures lèvent un doigt, indiquant une zone dans son dos. Elle se retourne. Un deuxième petit dôme, en or massif, trône au centre de la place. Il ressemble à une rose fermée, avec tous ses pétales repliés. La jeune femme essaye d’en deviner l’entrée, mais la fleur clinquante semble aussi lisse qu’une peau de bébé.

« Ils ne sortent jamais, reprennent les jumeaux.
- Ils restent auprès de la Fissure.
- Ils ne sortent jamais, jamais ? insiste Chiara.
- Non.
- Jamais.
- D’accord… »

Le silence qui s’ensuit est un peu long.

En bruit de fond, des rumeurs atténuées depuis la ville, qui arrivent et repartent comme des boomerangs. Enfin, Angra et Mainyu s’adressent de nouveau à elle. Une petite fiole de verre est apparue, flottant tout près de ses cheveux emmêlés. Un liquide doré formait d’étranges arabesques à l’intérieur, comme animé d’une vie propre.
« Ceci est une fiole de mémoire.
- Ici, c’est l’un des biens les plus précieux…
- A chaque gorgée, les Maîtres peuvent t’octroyer une petite parcelle de ce que tu as oublié.
- Tu pourras en récupérer d’autres aux Tribunes.
- Plus tu passeras de temps à réciter les mots sacrés,
- Plus tu recevras de liquide.
- Tu peux soit le consommer, soit l’échanger contre d’autres biens issus de la Fissure.
- Les Gardes-Tribune t’expliqueront comment, si tu le désires. »
Ils se sont tus. Chiara a pris la fiole d’une main tremblante, et l’environnement s’est mis encore une fois à vibrer. La silhouette des deux créatures allait en s’étiolant. « Nous partons. », dirent-ils. Et c’est ce qui arriva. Lorsqu’ils eurent entièrement disparu, les sons de la cité frappèrent de plein fouet la jeune femme. Comme si elle était restée sous une cloche de verre durant tout ce temps ! Pourtant, malgré l’immense foule et toutes les voix qui en provenaient, l’ambiance de la ville rappelait plus les chuchotements d’une cathédrale. Un silence terrible pesait sur le bidonville des morts.
Chiara serra dans ses doigts la fiole mémorielle, laissant son regard s’y perdre pendant de nombreuses - très nombreuses - minutes.





III





« Mais faites-le taire, bon sang ! »

L’homme au kazoo alluma une bougie au sommet de la petite terrasse. Son visage couvert d’hématomes souriait à la nuit d’acier. En contrebas, l’attroupement avait grossi. Des murmures se répercutaient entre les maisons étouffées. Quelqu’un jeta un objet. Il atteignit à peine le rebord. Edoardo se pencha et envoya un baiser à la foule :

« Merci gentilhommes, gentes dames du monde d’en bas, d’être de plus en plus nombreux à assister à ce congrès !
- Mais quel congrès, débile ? Tu t’es vu ? Bouffon !
- Comment, le joueur de foot ? Non, désolé ! Essayez un peu de voir de l’autre côté, si jamais il passe, promis, j’vous fais signe ! »

Certains des enfants assis sur la terrasse se mirent à rire.
L’un d’entre eux déclara : « T’es pas drôle, Edo. »

Le bouffon hocha la tête d’un air grave et lui répondit sur le même ton.

« T’as raison Georgie. Je crois qu’avant j’étais drôle… Y’a longtemps. Impossible de vraiment le savoir. C’est comme essayer de se rappeler quand on est nés. Ou quand on est morts… Heureusement que tu es là ! Et tiens, là, comme ça : je te nomme assistant-chef. Délégué senior du coussin péteur, sur notre tout nouveau vaisseau pirate ! Tu feras les blagues, tout repose sur toi. Ça te va ?
- Mais nous, on veut pas être des pirates ! s’écria une fillette.
- Et t’as bien raison aussi, Joséphine ! Les pirates sont trop sérieux, bien trop respectables. Et quand ils font leur glorieuse révolution, ils tirent une de ces tronches…
- Du coup ? On est des quoi ?
- Quoi, des quoi ? On sera une bande !
- Une bande de quoi ?
- Une bande de tout ce qu’on veut ! Une bande de rien. Parce qu’on est libres, parce qu’on ne joue pas à leurs jeux bêtes. Parce qu’on est capables d’inventer nos propres histoires… »


Un silence fasciné plana dans l’assemblée. Depuis la rue, certains hurlements redoublèrent de colère et d’effroi.

« Touche pas aux gosses, dégénéré ! Je te préviens ! Dans cinq minutes je suis là-haut et je défonce ta sale gueule ! »


L’homme joua un air doux sur son harmonica-kazoo. La bougie éclairait son costume bigarré, magnifique, tout en tonalités de vert.
« Edo ?
- Salim ?
- Tu nous racontes encore une fois ?
- Bien sûr. »

L’instrument glissa vers d’autres notes. Immédiatement, les enfants se mirent à voir surgir tout un tas de choses lointaines. De l’herbe et des arbres. Des châteaux forts sublimes érigés dans le sable, accueillant la mer dans leurs douves érodées. Un bateau-pirate. Et puis des étoiles.
« Quand j’ai bu ma première fiole, je n’ai pas revu ma maman. Ni même mon papa. Je n’ai pas revu non plus mes amis, je n’ai pas appris d’où je venais, où à quoi ressemblait le monde. Je pense que j’aurais pu être triste, mais ça n’a pas été le cas. Parce que, à la place, j’ai reçu le plus grand cadeau qui soit. J’ai reçu… une carte au trésor. »
Les enfants étaient tout cois, bouche ouverte suspendue aux mots du conteur.

« Mais attention ! Ce n’est pas le type de trésor auquel vous pensez ! Ce n’est pas le coffre obèse de rubis, qui suinte de joyaux et doublons, non ! C’était une carte pour un pays spécial… pour un endroit qui s’appelle…
- Le Pays Imaginaire ! exultèrent les enfants.
- C’est ça ! Le Pays… Imaginaire. Un endroit vraiment bizarre. Pensez un peu ! Dans ce pays, il n’y a ni voleurs, ni gendarmes. Ni saints, ni méchants. Personne pour se mettre des couronnes sur la tête, personne qui ne cherche à essayer d’avoir tout le temps raison. Et quand on se dispute, c’est simplement pour faire la paix après. Parce que les disputes sont comme les orages, ils ne servent qu’à hydrater et assainir la terre… Vous vous souvenez de la pluie ? Des orages ? »


La plupart des enfants secouèrent tristement la tête. Joséphine fronçait fort les sourcils, mais au bout du compte elle se laissa tomber au sol, en poussant un gros soupir. Ils savaient ce qu’était la pluie, ce qu’étaient les orages. Mais l’expérience directe de ces phénomènes manquait encore à leur mémoire, et cela les remplissait de dépit.

« T’es sûr qu’il existe vraiment le Pays ? demanda Georgie.
- Et comment, mon fidèle assistant ! Je l’ai vu. J’ai tout vu. Il est là dehors, au-delà de ces murs, au-delà du grand noir. Il suffit de prendre le chemin : deuxième étoile à gauche et puis tout droit, jusqu’au matin.
- Mais… comment on fait pour y aller si dehors y’a plein de monstres ? C’est pas logique !
- C’est pas logique Salim ? Mais tu les as déjà vu les monstres, toi ?
- Ben… non… mais justement ! On n’a pas le droit de sortir sinon on se fait manger.
- Mais tu es déjà mort, Salim ! C’est ça l’astuce. En plus, comment tu fais pour croire davantage aux monstres - que tu n’as jamais vus – qu’au Pays Imaginaire ?
- Mais… mais… si c’est vrai et tout... Pourquoi les grands y z’ont jamais essayé d’y aller ?
- Et là, tu poses la très bonne question Joséphine ! Approchez un peu, je vous dis un secret… »



Edoardo laissa planer le suspense. Puis il chuchota :

« Les grands… les grands ne savent plus voir. Ils sont aveugles. Depuis très longtemps. Quand ils étaient petits, on leur a dit qu’ils devaient grandir, devenir raisonnables. Oui ! Qu’ils soient au cœur ou à la marge de la société, ils ont durci leur âme dans les deux sens. Parce qu’ils voulaient se sentir intelligents, sûr d’eux. »

L’homme pointa un doigt vers la rue, vers l’agglomération absurde d’appartements.

« C’est pour ça que s’ils sortaient dehors maintenant, ils seraient incapables de voir les étoiles. Ils en ont perdu l’habitude. Mais vous, mes chers enfants vous pouvez. Vous pouvez faire bien plus ! Vous pouvez même voler. »

La porte de la terrasse commença à recevoir de vilains coups. Des voix furieuses montaient du palier. La petite assemblée regarda la porte trembler en silence. Edoardo sourit et reprit son kazoo. Avant de jouer un dernier air, il ajouta :

« Souvenez-vous : même si vos amis se moquent, même s’ils vous disent qu’ils n’y croient pas ou qu’ils n’y croient plus, ne cédez pas. Ne renoncez pas au Pays Imaginaire. Parce qu’au fond, ceux qui ont arrêté d’y croire et qui maintenant rient dans votre dos sont peut-être bien plus fous que vous ! »


Il rigola et se mit à jouer.
La porte céda. Les parents entrèrent.













Références / Commentaires
  • Chapitre :
Aucun élément exofictionnel n’est présent dans cette introduction. Il s’agit de l’arrivée de l’âme dans ce « néant forcé ». On retrouve cette âme dans le chapitre 2.
  • Chapitre I :
Les personnages principaux sont Fabrizio de André (1940 - 1999), chansonnier génois, et Paolo Villaggio (1932-2017), acteur-écrivain-comédien-humoriste. Egalement génois. La séquence est tirée d’une anecdote, racontée par Paolo Villaggio il y a un ou deux ans. La vidéo a disparu de Youtube, mais l’histoire et les propos sont entièrement véridiques. Le paralysé ne s’appelle pas réellement Franz, je lui ai juste attribué un nom pour les besoins de la narration.
  • Chapitre II :
On retrouve l’âme égarée du chapitre 0, qui est en réalité la chansonnière contemporaine Chiara dello Iacovo, dont le premier album Appena Sveglia est sorti en 2016. Narrativement parlant, elle sert de véhicule au lecteur puisqu’il s’agit de son arrivée dans l’au-delà. Donc le lecteur découvre cet univers étrange par ses yeux. Mais le choix d’utiliser Chiara comme personnage est surtout motivé par des raisons thématiques. En effet, tout son premier album est traversé par le thème de l’individu écrasé par son environnement. La chanson ouvrant le disque s’intitule Introverso, dans lequel elle tente d’exprimer son trouble et sa fatigue envers les discours préfabriqués et inutiles, ce besoin de vouloir parler et se sentir intelligent à tout prix. Quitte à faire souffrir autrui. Les chansons suivantes suivent toutes ce fil rouge de personne écrasée, qui lutte pour faire émerger positivement ses tripes à travers son propre parcours, sa propre voie. J’ai donc essayé de faire le lien avec ces thématiques-là au travers de son personnage, tel qu’il apparait dans mon texte.
  • Chapitre III :
Il s’agit ici du chansonnier napolitain Edoardo Bennato (en activité musicale depuis 1966). Son lien avec Peter Pan est une référence directe à son plus célèbre album Sono Solo Canzonette, dans laquelle il reprend à son compte les personnages de J.M. Barrie pour y faire passer ses propres réflexions. Les textes de Bennato ont toujours été acerbes et tournés vers la déconstruction du statut quasi-divin des chansonniers italiens. Le fait de reprendre des personnages de contes durant trois albums consécutifs (Pinocchio avec Burattino Senza Fili, et le Joueur de Flûte de Hamelin) lui a permis de toucher un public très large, offrant des lectures et des écoutes à plusieurs niveaux. Les thématiques habituelles de Bennato se regroupent dans l’opposition entre imaginaire et « raison » : la raison et les gens raisonnables, chez Bennato, désignent non seulement l’establishment et la pression de la société mais également ceux qui voudraient la faire sauter au nom des plus grands idéaux sociopolitiques. Accusé plusieurs fois de pervertir les idéaux de la jeunesse, Bennato s’identifiait beaucoup à Peter Pan. Un trickster, mais un trickster cohérent. Amoureux du jeu, de l’imaginaire, de la musique et du trait d’esprit, et profondément pacifiste.
Ce dernier texte est donc une presque réécriture de la chanson l’ Isola Che Non C’è, véritable apologie de l’utopie.

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