What is a Youth ? (Réecriture Life is Strange : Before the Storm)
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Crédit photo : Deck Nine Games |
Briquet trois coups et c’est le départ, fumet contre fumée.
La silhouette qui se tient sur la voie ferrée a des pieds qui dansent comme des ours. Elle le sait, le calumet distillé dans ses poumons pigmente ses yeux d’une couleur tornade. Invisible, ordinaire. La terre tremble. La pinède s’arrache. Dans de prudes soupirs, quelque part au loin s’accumulent les filets de pêche. Gavés de souvenirs, de reproches. Ne restent que le vent de mai et la nicotine, pour faire tenir encore ensemble toute la baraque de merde branlante d’un monde de merde merdique.
Le train arrive. La silhouette tend les bras et la clope s’écrase dans le ballast. Le train approche. Proverbe. « Machine qui pulse ne voit pas l’ado triste ». Cinq secondes avant l’impact. Le capuchon devant son visage masque les vestiges d’émotion, et l’univers soudain est rempli d’un doute, à savoir si la finalité de cet instant est bel et bien possible.
Mais non bien sûr : elle saute ! Juchée d’abord avec nonchalance sur une des rails, un petit bond la ramène au sol tandis que la locomotive la frôle. Elle se passe la main aux cheveux. La capuche tombe. Ses avant-bras sont recouverts de bracelets, de traces de marqueur. Chloé Price regarde l’encre parmi ses lignes de vie : « Firewalk, Midnite. Old Mill ».
Plus loin, en bas du sentier, la baraque pulse comme un ventre dans le froid. Ses lumières rouges passantes la font ressembler à un gros gyrophare. « Maman me tuerait si elle savait ».
Quand le saura-t-elle ?
On s’en fout. On oublie. Parce que Firewalk est juste là, dans la vieille scierie. Les pompes de Chloé soulèvent des moutons de poussière tandis qu’elle court. Trottine. C’est à peine si elle a vu la barrière « No Trespassing ». Le chemin transperce une arcade verte tandis que la musique se rapproche. Feuillages, feuillages. Et puis ça y est.
La maraudeuse se retrouve aux pieds du monstre. La bâtisse, vue de près, ne semble même pas si ancienne. Quelques outils rouillent leur bosse dans cette arrière-cour, éclairés par l’immense braséro sauvage.
« C’est ton problème, ton problème ! »
Un homme en plaque un autre contre un camping-car, sans qu’on puisse comprendre pourquoi. Chloé se faufile, ils ne la voient pas. Leurs visages sont si durs, tatoués. Une querelle d’amoureux ? Une claque fuse, et l’homme le plus jeune pleure. Des visages si durs, tatoués…
« Occupe-toi d’ton cul ! »
Il l’a vue ! Chloé se tasse, mais déjà il regarde ailleurs. Il a l’air affreusement gêné. Sa main gratte et creuse son crâne rasé, et ses yeux font des ronds de soucoupe au sol, tandis qu’il s’éloigne.
Le feu est vraiment gigantesque. Les ombres de la cour dansent autour de la jeune femme, qui entretemps s’est assise. Son regard erre parmi les flammes, comme un papillon aux ailes cramées. Derrière les murs de la scierie, Firewalk en a terminé avec les préliminaires : les premières notes de Raid of the Raven, sont entamées à l’unisson. Le public fait monter la chose aux étoiles. Chloé se sent comme une casserole en ébullition, il faut qu’elle entre !
« J’peux vous aider mademoiselle ? »
Le videur a remarqué son manège depuis la porte. Une bouffée de panique monte quatre à quatre dans son œsophage. Merde ! C’est à peine si elle arrive à lancer un « Yep ! » désinvolte et à se couler jusqu’au cerbère, faussement détendue. L’homme qui lui fait face arbore un profil classique : situé à mi-chemin entre Conan le Barbare et l’ourson en peluche, il a la peau brune et les yeux très doux. Un bon archétype ; celui du gardien friable.
« Alors ? »
Chloé propulse son ticket hors de sa poche.
« Hé, cool… regarde, chuis parfaitement en règle. Je prenais juste un peu l’air avant de me jeter dans la fosse ! Mais tu peux me laisser entrer maintenant. »
Il prend délicatement le papier entre ses doigts de chêne et se tourne vers la lumière. Un sourire s’épanouit sur sa face.
« C’est pas mal pour un premier essai, gamine... Mais ici tu joues dans la cour des grands, alors écoute : rends-toi service et va voir ailleurs.
- Mec, sérieux ?
- Sérieux. Rentre chez toi. »
L’armoire lui renvoie son faux billet à la figure et Chloé peste, le ramasse, hésite. L’énergumène l’a cramée en moins de dix secondes, et clairement son égo de faussaire vient d’en prendre un coup. Il y a un an, elle avait réussi à berner la sécurité renforcée du concert des Noravi. Trois milles personnes massées dans une salle des fêtes à Portland. Forcément, sa mère lui avait interdit le voyage. Au menu, l’argument sacrosaint, le préféré des parents : « T’es bien trop jeune, ma fille ». Suivi de l’inévitable « Tu peux jamais savoir quelle sorte de tarés traînent le soir », avant de conclure avec l’uppercut argumentaire « Quand je faisais la plonge au Rookery Bar… ». Mais pendant qu’elle dissertait, Chloé avait textoté Elliott Hampden. Ses parents l’emmenaient à peu près à n’importe quel concert, et cette fois il avait en plus payé sa place. A l’époque, ils étaient en couple depuis un mois, et Chloé l’aurait finalement quitté un mois plus tard. Rien de bien sérieux. Comme certains trucs qu’on vit aux quatorze-quinze ans, en somme. Toujours est-il que Elliot lui avait envoyé une copie de sa place en PDF, et l’hackeuse en herbe avait suivi trois tutos YouTube pour le modifier. Une des plus grandes expériences de sa vie. Objectivement, elle pouvait donc se sentir vexée de s’être fait ainsi refouler. Surtout pour un concert privé de cambrousse, et qui plus est par un gorille tatoué au sourire insupportable.
« Qu’est-ce qui te prend, fillette ? C’est la mer rouge dans ta culotte ? »
Quel enfoiré.
Mais Chloé ne relève pas. Et au lieu de faire demi-tour, elle jette un œil sur la rangée de motos parquées contre les murs de la scierie.
« C’est ta mob ? qu’elle demande, en pointant du doigt une Harley recouverte de motifs floraux.
- T’essayes de faire quoi, là ? La conversation ?
- Peut-être. C’est ta moto ? »
Il soupire.
« Ouaip.
- Hmm. Elle est… plutôt cool. »
Le videur lève un sourcil, sans se départir de sa tronche amusée.
- Ben mince… merci. C’est bon sinon ? Tu as fini ?
- Oh, allez mec ! Tu te souviens de ce que c’est que d’être ado ? J’veux juste voir le concert, promis. J’n’emmerde personne ! Qu’est-ce que ça te coûte ?
- Encore ? Mais c’est quoi la lettre du mot « non » qui te pose problème ? Et puis, tu devrais être déjà couchée… La maternelle ouvre tôt demain.
- Oh, et toi alors ? T’aurais pas les yeux qui piquent par hasard ? J’ai entendu dire que Mrs. Grannit allait donner des cours de coloriage, tu veux sûrement pas louper ça… »
Ses yeux s’écarquillent à peine. Il laisse échapper un ricanement. Chloé dandine comme une boxeuse. Ça y est. Elle veut prendre le risque, elle veut prendre le match. Elle ira aussi loin dans l’absurde que possible, tant que la conversation la supportera. L’énergumène n’a aucune chance.
- Oh, un embryon de répartie ! Très mignon. Mais ça ne changera rien, tu sais ? Je ne te connais pas.
- Des chatons dans un panier de trotinette, ça c’est mignon. Mais moi ? Je serais plutôt du genre Red Sonja sur un tank. Je fais des blitzkriegs acides à l’esprit-même du punk ! »
Le gars est sidéré. Non pas qu’il se sente démonté, mais la tournure de la conversation le fascine. Pour un peu, la fillette le rendrait timide. Elle vient sans le savoir de le renvoyer à un autre lui-même, bien loin de son image lissée, mais durement construite, de videur anonyme. Usé par les mots d’une vie normale, il est soudain ébranlé par cette verve transversale. Alors du coup, il répond placidement. Encore. Juste pour voir.
« Haha. Ok, gamine. J’ai saisi, t’es une dure à cuire…
- Merci gamin ! C’est-y pas chouette d’être une gamine ? Parce qu’au fond, cet endroit ressemble de plus en plus à une cour de récré. Tu veux jouer aux billes ?
- Quoi ? Je… Ah, essaye d’être sérieuse une putain de minute ! Une fille comme toi… si tu rentres là-dedans, je ne pourrais pas te protéger. Tu comprends ?
- Tu veux rire ? Et une fille comme toi, avec toutes ces jolies fleurs imprimées sur ta bicyclette ? Alors ça sait pas pédaler, mais ça veut jouer les mamies morales, hein ?
- Hé ! On parle d’un motif samoan traditio… »
Il s’interrompt, réalisant qu’elle vient de l’entuber en piquant à vif. Les yeux de la maraudeuse étincellent, un bref flottement s’ensuit. Soudain, l’ours samoan éclate : sa gorge se déploie comme un deltaplane, et l’hilarité le gagne. Chloé sourit, attendant la suite. Il met quelques secondes à reprendre son souffle. Mais quand il a repris contenance, sont regard est toujours sérieux.
« Ecoute, j’entends bien ce que tu veux dire. Mais c’est mon chef qui décide qui entre, ok ? Il me tuerait si…
- Les chefs, ça craint mec ! » répond Chloé du tac au tac. « Tu peux pas jouer les anars qu’à moitié ; dis-lui d’aller se faire foutre et vis ta vie !
- Tu… Tu lâcheras pas l’affaire, hein ?
- Nope.
- Haha… Et tu crois vraiment que tu peux m’étaler ? »
Il se rapproche d’elle en roulant des mécaniques, mais son visage rayonne. Il n’avait pas eu d’aussi grands fous-rires depuis un bail. A dire vrai, il est déjà vaincu. Son numéro d’intimidation n’est qu’un feu de paille, destiné à paver la voie au le bouquet final. La jeune challenger se plante dans ses yeux :
« Ouaip.
- Vraiment ? Et si j’avais un couteau ?
- Pas d’problèmes.
- Un flingue ?
- Rien à battre.
- Et si j’avais…
- Chaton, tu pourrais avoir un lance-flammes, une armée de robots-ninja et même un putain de dragon, je peux t’assurer que je te botterais le cul tout pareil ! »
Le videur écarte les bras en signe d’impuissance. Il se fend tellement la cerise qu’il en a mal aux zygomas. « J’abandonne ! » qu’il dit entre deux gloussements. « T’es une chouette gamine, gamine ! T’as le bon esprit. Vas-y, entre ! Va’ botter des culs et bouger tes miches. Moi, je ne t’ai jamais vue. »
Il la gratifie d’un clin d’œil et la pousse gentiment vers la porte, avant de se retourner. Une seconde plus tard il fixe ostensiblement la nuit, de nouveau raide comme un urinoir en granit.
Chloé Price pénètre alors dans la vieille scierie, la jubilation aux lèvres, tandis que Firewalk casse la baraque.
L’ambiance était le fruit d’une brassée mixte, entre fumée, cris de bar et pénombre. De nombreuses ampoules jaunes-oranges faisaient de leur mieux pour égayer l’espace et, à la lumière, on pouvait se rendre compte de la vieillesse des murs. Grabataires. Nul doute que la scierie d’Arcadia Bay avait clamsé bien avant les années 90. Un petit malin avait trouvé drôle de fixer une guirlande sur un cerf empaillé. Résultat, c’est une sorte de Bambi à dreadlocks qui trône dans la première salle. Son regard phosphorescent ne quitte plus Chloé des narines.
« Hé, t’as un filtre ? »
C’est une fille qui louche qui vient de parler.
« Non, meuf. Désolée ! » Chloé a automatiquement déporté sa main vers la poche arrière. Évidemment, elle aura besoin de ses derniers quatre filtres ce soir. Plus son demi-paquet de tabac. En temps normal, ça ne l’aurait pas spécialement dérangée d’offrir un filtre sans retour. Mais cette nuit, elle respirait juste à quelques mètres des Firewalk. Cette nuit, elle voulait que toutes ses cartes soient parfaites. Et vivre à fond l’instant est un art qui flirte parfois avec l’intransigeance.
En continuant à explorer l’endroit, la maraudeuse repère rapidement les toilettes ainsi que l’accès à la fosse, pleine à craquer de danseurs de pogo. Un mur artificiel avait été érigé en plaques de tôles, ne laissant qu’un trou de souris pour se faufiler entre les espaces : l’un consacré au groupe et l’autre à l’open bar. Une floraison de tags couvrait déjà la précaire séparation. La fille Price s’interroge oisivement sur leur ancienneté tout en se dirigeant vers le mosh pit.
Mais c’est un festival de coudes et de pieds qui se dresse sur son passage. Elle a l’impression que la foule s’est raidie comme un hérisson pour lui barrer l’accès à la scène. Après plusieurs tentatives, elle décide de foncer dans le tas ! Mais la masse anonyme la repousse sans peine, sans même une intention réelle. Chloé se sent invisible au milieu des lumières saccadées. C’est alors qu’un coup d’épaule l’envoie presque valdinguer : elle se ramasse sur un type. Sur son T-shirt dégeu. Sur sa bière qui s’est renversée sur son T-shirt dégeu. Elle se relève, confuse. Le type en question la fixe d’un air ambigu, qui se transforme sans tarder en sourire douteux. Son copain à côté se bidonne. Chloé en a la chair de poule.
« Hé, ça va ? »
Il joue le gentil, mais quelque chose en lui transpire l’âme glauque. L’adolescente est prise d’un dégoût incontrôlable, elle ne pense qu’a filer loin. « J’vais bien. » qu’elle marmonne, déjà en train de s’esquiver ailleurs. Mais l’homme lui attrape le bras, soutenu par son pote aux dents stupides :
« Hé, hé ! Pas si vite, détends-toi ! ». Il fait une pause, et son regard s’ouvre comme un puits de charbon. « C’est bien toi qui m’es rentrée dedans après tout, non ? ». Chloé essaye de secouer sa paranoïa. Elle dégage fermement son bras de l’étreinte et offre au beauf une expression neutre, formulant une excuse simple. « Yep, c’était moi. Désolée pour ça mec, j’espère que ça séchera vite. »
Une nouvelle fois, elle tente de se désengager de l’interaction avec le type. Mais c’est sans compter l’autre enfoiré de pote, qui se place de telle sorte à ce qu’elle se sente prisonnière en sandwich.
« Alors tu ne sais pas qui je suis, hein ? caquète le latino-glauque.
- Euh, ben non. Et bien franchement, j’en ai rien à foutre. »
Cette fois elle pousse Dents-Stupides hors de son chemin, marchant vite, s’attendant à ce qu’ils la poursuivent. Mais non. Ne lui parviennent que deux échos barbotés, parmi lesquels le mot « conasse ». Une fois à l’autre bout de la pièce, elle se laisse tomber sur un des canapés de fortune mis à disposition pour les gens. Ils n’auraient peut-être pas osé l’agresser en plein public, mais il faut clairement pas se fier à ce genre d’hypothèses. L’indifférence est puissante dans la Force, surtout dans les années 2000. Chloé entreprend de se rouler une clope, jetant des coups d’œil réguliers à la foule qu’elle vient de quitter. Maintenant, les deux imbéciles allaient tout faire pour l’empêcher d’accéder à la fosse… Quelle merde ! Privée de Firewalk pour une bière renversée !
Un crachat sur sa gauche la tire de ses pensées. Elle croise le regard de la fille qui louche, qui a l’air proprement indignée (et aussi ivre). Chloé Price baisse les yeux sur sa cigarette roulée et raccroche les wagons. Mais la maraudeuse ne trouve rien à dire, et se contente d’une grimace désolée. La fille roule ses yeux louchants et lui fait un doigt, avant de se casser vers le mosh pit.
« Hééééé ! » Le cœur de Chloé fait un salto. Elle se retourne en furie, mitraillant la salle du regard. Mais la voix qui lui a parlé provient du canapé d’en face, un peu masqué par l’ombre. Sous le bonnet lourd et la tignasse australienne, Chloé découvre Frank Bowers. Son dealer. A qui elle doit… des dollars. Une importante série de dollars. Le « héééé » allongé de Frank se perd, hésitant.
« Chloé. Moi c’est Chloé. Salut Frank !
- Je connais ton nom, imbécile. Tu m’as acheté de l’herbe tous les mois pendant un an ! »
Il la détaille comme un menu de fast-food, amusé. Son iris s’attarde un instant sur ses bracelets.
« Regardez-moi ça, des clous ? » Il ricane dans sa bière. « Tu en fais trop. »
Désireuse de déplacer la conversation, elle noie la remarque dans le vague. Après un temps de silence et d’écoute du bordel ambiant, elle demande :
« Dis, t’as vu un peu ce mec que j’ai percuté y’a une minute ? Il faisait comme si j’étais censée le reconnaitre, genre « Bonjour, moi c’est Pedro-Alonzo-Brad Pitt, viens me ramper dessus petite ! ». Quel guignol !
- Ah ouais… Je l’connais. Il bosse pour Damon.
- Damon Merrick ? »
L’attitude de Franck a un peu changé. Il a laissé l’ironie mordante et se gratte la barbe. Moitié gêné et moitié songeur.
- Ouais. Je vois que t’as déjà entendu parler de lui. Ici, cet endroit, c’est un peu sa piaule. Et Damon est un… ami. Un bon ami.
Les mots retombent un peu à plat. Chloé est assez surprise de découvrir cet autre Frank, sauf qu’au fond ça la fait un peu flipper. Elle préfère son cynisme de dealeur désabusé, finalement plus simple à recevoir. Du coin de l’œil elle remarque finalement une volée d’escaliers. Visiblement pourris et croulants.
« Hé, Frank ! Tu sais où vont ces escaliers ?
- Euh… à l’étage ? » Frank l’ironique fait son grand retour, après un exil qui aura duré au maximum soixante-cinq secondes.
« Continue, mec. Tu m’aides beaucoup ! Je veux dire… est-ce que tu penses que je verrai mieux le groupe depuis là-haut ?
- Qu’est-ce que j’en sais moi ? De toute façon, le sol est tout pourri là-haut. Ok ? Personne n’y fout jamais les pieds.
- Ok, ok… j’demandais. Allez, à plus tard Frank !
- C’est ça, Price… à plus tard. »
Elle retourne au bar. Le videur qui est rentré boire une bière l’aperçoit et lui fait un signe rapide de la main. Au bout de quelques minutes, au moment où Firewalk enchaîne sur une autre chanson, Chloé trace et se faufile. Les marches de bois rongé tremblent sous ses baskets, mais ne cèdent pas. La maraudeuse pose finalement le pied sur l’étage maudit, et se sent comme un pirate en eau vierge ! En contrebas, idéalement placée par rapport à la mezzanine, la scène punk rock explose. Rick Tims est bel et bien là, la gorge en sueur et la guitare splendide, toute sa bande aux épaules, prêts à entonner la chanson maîtresse. L’énergie ultime.
Chloé s’allonge sur le sol affaibli, l’ivresse joyeuse dans les oreilles. Elle exulte. Elle a réussi ! Sa clope roulée trouve le chemin du briquet. La première bouffée de fumée lui inspire une telle rêverie qu’elle en récolte même une larme. Elle se laisse embarquer par le Léthé musical et ses volutes. Par la pulsation, les souvenirs. Mais les souvenirs sans bordures, pour les garder le plus longtemps possibles. Infinis.
« Damned
I'm caught up in a trance
Of youthful arrogance
A voice who's fuelled by pain
Lost
And no one gave a toss
But now we've took our slot and so the story changed
So yeah, I'm ready for you
Yeah, I'm ready for you
Yeah, I'm ready for you now
Yeah, you ready for me?
Are you ready for me?
Are you ready for me now? »
« T’as renversé ma bière, salope. »
L’enfoiré. Les yeux de la jeune fille s’ouvrent avec horreur. Au-dessus d’elle pendouille le type à la bière, un sourire méchant et borné coincé entre ses sourcils. Chloé se passe la main sur le visage. Comment peut-on incarner autant l’idée de bêtise ?
Ils ont l’air encore plus énervés que tout à l’heure (l’ami Dent-Stupide est là lui aussi). Elle s’est relevée pour leur faire face, avec dans la bouche le goût amer de la magie brisée. Chloé Price aussi est en colère, et elle a toutes les raisons de l’être. Son père est mort, sa meilleure amie est partie pour Seattle et sa mère se remarie avec un con fini et autoritaire. Sa vie est déjà assez pénible, pourquoi faudrait-il qu’elle se coltine en plus d’autres abrutis, issus d’écosystèmes différents du sien ?
Elle fait un pas vers eux, nonchalant, mais chargé de venin.
« Oh, pauv’chou. Tu devrais faire plus attention, ça craint ici. Y’a des gens pas recommandables qui trainent dans le coin. »
L’autre commence à souffler comme un buffle.
« J’aime pas beaucoup ton attitude.
- Ah non ? Alors attends un peu, Señor couilles molles. J’vais te montrer tout ce que j’en ai a foutre de ta bière renversée sur tes larmes mâles et ta gueule de péquenaud.
- Hééé, j’crois qu’elle nous insulte mec. » C’est Dents-Stupides qui parle, justifiant son surnom d’heure en heure.
« Elle va regretter chaque mot. Chaque. Putain. De mot. »
L’homme à l’égo blessé s’est définitivement fait plus sombre. Agissant avec une rapidité efficace, il brise sa bouteille vide contre une poutre. Encouragé par les gloussements gourmands de son laquais il attire brutalement Chloé à lui, et caresse sa gorge de sa nouvelle arme…
« Hé, ducon ! »
La voix qui a retenti parmi les poutres, qui a zigzagué entre les notes de la partition de basse, possède une texture de miracle. Une jeune fille se tient près des escaliers. L’esprit farouche, le regard qui ne flanche pas et une plume d’oiseau bleue, perdue dans le flanc de sa chevelure. Chloé profite de cet instant de temps suspendu. Son cœur bat la chamade, entre peur, rage et merveille. Les deux monstres se sont retournés pour dévisager l’inconnue, offrant à la victime une opportunité de contre-attaque. Chloé ne perd pas une seconde. Son genou trouve violemment les parties flasques du Señor Couilles-Molles. Celui-ci hurle, et le fragment de bouteille s’évanouit dans une fissure de plancher. Provoquant ainsi un autre cri parmi le public de la fosse. Dents-Stupides fait pivoter ses gencives vers Chloé. La fille Price se ramasse une telle mandale dans l’œil qu’elle titube, confuse. Elle se serait probablement faite massacrer si l’inconnue ne l’avait pas accrochée pour la tirer de là. A mi-chemin des escaliers pourrissants, les deux jeunes femmes se regardent.
« Rachel ? » s’exclame Chloé.
Rachel Amber, starlette du lycée, miss parfaite, miss clichée. Miss Clichée qui vient de lui sauver la vie, à un concert de hard hard punk, dans une scierie… Impossible. Tout simplement impossible.
Les deux jeunes femmes se regardent.
A cet instant, elles n’en n’ont pas conscience. Elles n’ont pas conscience de leur échange d’image, de la gravure mêlée de leurs âmes sur les rétines. Ce regard d’une brièveté extrême qui scelle plusieurs destins et milles histoires, ce regard qui brouille tout et qui joue entre les pages, alternance de joie et de tragédie. Mais cela viendra. Plus tard. Pour l’heure, les deux abrutis se relèvent, porteurs de rage et de tempêtes.
« Viens ! » dit Rachel Amber.
Chloé Price attrape sa main.
« Cours. »
Et elles coururent.
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